« Un soir, sur un chemin familier qui m’est cher, en mettant mes pas dans les pas de ceux qui m’ont précédé sur cette terre, j’ai senti frissonner l’arbre du silence. […] Il n’y avait plus de vent, rien ne bougeait, tout était apaisé, et pourtant j’ai entendu comme un murmure. J’ai eu l’impression - la conviction ? - qu’il provenait de l’arbre dont nous sommes issus : celui de nos familles, dont les branches sont innombrables et dont les feuilles frissonnent au plus profond de nous. Autant de feuilles, autant de voix vers lesquelles il faut se pencher pour bien les entendre, leur accorder l’attention nécessaire à la perception d’un silence qui, en réalité, n’en est pas un et ne demande qu’à être écouté. Je sais aujourd’hui que ce murmure a le pouvoir de donner un sens à notre existence, de prolonger la vie de ceux auxquels nous devons la nôtre, car ils nous habitent intimement. »

- Christian Signol, Ils rêvaient des dimanches

jeudi 31 mars 2016

#Centenaire1418 pas à pas : mars 1916

Suite du parcours de Jean François Borrat-Michaud : tous les tweets du mois de mars 1916 sont réunis ici. 

Ne disposant, comme unique source directe, que de sa fiche matricule militaire, j'ai dû trouver d'autres sources pour raconter sa vie. Ne pouvant citer ces sources sur Twitter, elles sont ici précisées. Les photos sont là pour illustrer le propos; elles ne concernent pas forcément directement Jean François.

Jean François dispart "des radars" entre sa blessure (fin janvier) et son retour au front en septembre. J'ignore où il a été soigné et où il a passé sa convalescence. Il m'a donc fallu inventer un probable parcours, basé sur la consultation de différentes archives (vie à l'hôpital, autres batailles...).

Cependant, n'ayant pas assez de matière (et d'imagination), je suis obligée de faire une pause dans le suivi journalier de mon arrière-grand-père, jusqu'à son retour au front. Rendez-vous en septembre...
 
Toutes les personnes nommées dans les tweets ont réellement existé.
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1er mars
Une revue générale est organisée ! Dans un pré voisin les véhicules de secours sont mis en bon ordre.
Tous ceux qui peuvent tenir debout ont revêtus leurs uniformes (nettoyés au mieux !) et sont alignés superbement.
Les locaux ont été nettoyés au mieux.

2 mars
Dans le relatif silence de l’hôpital, on ne cesse de ruminer la même pensée : comment cette guerre est-elle possible ?
Et pourtant, on y retourne encore et encore.

3 mars
Il paraît qu’un nouveau général, Pétain, a été nommé pour défendre Verdun. Il détesterait les offensives à l’ancienne menées pour la gloire.
Si ça peut éviter des sacrifices inutiles…

4 mars
Qu’est-ce qui nous pousse toujours à rejoindre le front : défendre la patrie ? Nos femmes ? Nos maisons ?

5 mars
Qu’est-ce qui nous fait tenir ? Les lettres de nos proches ? La camaraderie ? L’alcool ?

6 mars
La France est meurtrie. Les soldats humiliés.
Oublié le patriotisme joyeux des débuts.

7 mars
Se rappellera-t-on encore dans les temps futurs que chaque centimètre carré de cette terre de Verdun a vu des combats inimaginables ?

8 mars
Lors des grandes offensives, le débit des évacuations ici est très en-dessous du débit de l’arrivage.

9 mars
Parfois les blessés légers sont obligés d’attendre dehors, les pieds dans l’eau qui inondent les abords de nos locaux.

10 mars
Les brancards sont si serrés qu’il faut être très attentifs où on pose les pieds !

11 mars
La haine du boche fait place à l’humiliation chez nos soldats.
Sur les collines de Verdun, un soldat meure toutes les deux minutes.

12 mars
D’un coup, il n’y eu plus de blessé. En fait, c’est parce que les convois ont été bloqués sur la route.
Puis les convois d’évacuation ont pu reprendre leurs rotations et l’afflux de brancards a repris.

13 mars
Parfois ton voisin de lit reste suffisamment longtemps pour se lier avec lui. C’est alors un plaisir d’entendre parler de son pays, du réconfort d’être à côté d’un nouveau camarade.

14 mars
Les médecins changent de temps en temps, au gré des affectations. Certains sont prétentieux, d’autres gaffeurs ou consciencieux.

15 mars
L’odeur de certains blessés nous assaille. Ils sont rassemblés par tas dans des pièces ou directement sur le dallage des corridors.

16 mars
En entendant les récits de Verdun, je pense aux copains qui sont dans les Vosges : un peu plus à l’abri peut-être ?

17 mars
Pères, frères, maris laissent nombre de veuves et d’orphelins.

18 mars
Les lettres de ma mère me font presque plus de mal que de bien.
Elles m’apportent un peu d’air de chez moi, de mon Criou, mais aussi une nostalgie douloureuse.

19 mars
Chaque matin c’est la question rituelle : qui a survécu à la nuit ? Les infirmières font le tour des dortoirs pour s’en assurer.
Hôpital © cdh1418

20 mars
Les blessures par éclat d’obus s’infectent comme un rien, les éclats entraînant avec eux toutes sortes de saletés.

21 mars
Parfois l’infirmière tente de ne pas voir les larmes qui coulent sur les joues d’un mourant sachant qu’il ne reverra pas les siens.

22 mars
Mon voisin de lit dit au médecin : « Ne perdez pas votre temps avec moi, c’est inutile, je vais mourir. Je ne reverrai pas mes enfants. »
Le docteur essaye de le rassurer, mais ce n’est pas très efficace.

23 mars
Parfois un grand silence règne. On entend alors juste les instruments qui cliquètent, quelques chuchotements des soignants et enfin les roues des brancards qui sont évacués.

24 mars
Un soir, j’entends deux infirmières qui chuchotent : « moi aussi j’ai pleuré en apprenant la mort d’hommes dont je m’étais occupée et que j’aurais voulu voir guérir. Chaque fois j’étais prête à abandonner et retourner chez moi. Et pourtant, je suis encore là. ».

25 mars
J’ai vu le médecin : ma blessure est sérieuse et j’en aurai pour un bon bout de temps avant d’être rétabli.

26 mars
La nuit tombe. Si je suis ici en sécurité, je pense aux copains qui sont dans les tranchées et qui se demandent si c’est leur dernière nuit.

27 mars
Je vais être évacué pour ma convalescence, mais je ne sais pas encore où.

28 mars
J’entends encore le fracas des bombes, même dans le silence de la nuit, dans le silence de ma tête.
Braunkopf, 1915 © blog.osborneink

29 mars
J’ai encore mal, mais au moins j’ai gardé mes deux jambes, mes bras et mon visage intact…

30 mars
Nos têtes sont pleines de cauchemars.

31 mars
Installé sur un brancard, qui a visiblement déjà été utilisé de nombreuses fois, c’est aujourd’hui que je suis transféré.


Sources complémentaires :

Les infirmières dans les premiers temps de la guerre de 1914-1918 
De l'Enfer au Paradis, les hôpitaux de l'arrière en 1916 
Léon Jouhaud : Souvenirs de la grande guerre
B. Nicodème : D'un combat à l'autre les filles de Marie Curie
 

vendredi 18 mars 2016

Laissons faire le hasard

Un peu en panne d'inspiration, je ne sais pas sur quel sujet/ancêtre écrire un nouveau billet. Alors je laisse faire le hasard : je lance les dés et c'est le n°45 qui sort. Je vais donc vous parler de mon sosa n°45; ou plutôt "ma" sosa, car c'est une femme (numéro impair oblige).

Marie Victorine Cochet est originaire de l'Ain, dans la vallée de l'Ange. Elle est née à Martignat en 1820, sous l'époque de la Restauration, lorsque les Bourbons reviennent au pouvoir. Ses parents sont cultivateurs et travaillent une terre de basse montagne (entre 500 et 980 m), où l'on fait pousser du froment, du seigle, de l'orge, fait du commerce de bestiaux et de bois. Activités principales que l'on complète par la fabrication de soieries, du tissage à domicile et de petites fabriques de peignes. La commune compte alors un peu moins de 700 habitants.

Martignat © Delcampe


D'après les actes officiels, il semble qu'on l'appelait usuellement Victorine : c'est le prénom que l'on gardera ici. Elle est restée fille unique après le décès de son seul frère, prénommé François Marie, décédé à l'âge de 7 mois, trois ans avant sa propre naissance.

Le père de Victorine, Claude (je vous épargne ses autres prénoms) tient une bonne place dans les records de ma généalogie : il a 62 ans lorsque naît sa fille. Il a aussi 21 ans de plus que son épouse Jeanne. Pourquoi a-t-il attendu l'âge de 57 ans pour se marier ? L'histoire ne le dit pas. Néanmoins il va vivre jusqu'en 1840, voyant sa fille grandir et se marier. Autre curiosité : Claude et Jeanne meurent à un mois d'intervalle en avril et mai 1840.

Claude apparaît dans les tables de succession d'Oyonnax : son héritière est sa fille Victorine. Il n'y a pas de détail sur la succession (les registres correspondant n'étant pas encore numérisés), néanmoins selon les biens déclarés, la valeur du mobilier, argent, rentes et créances s'élève à 107 francs et le revenu des immeubles situés à Martignat à 34 francs. Un mois plus tard, sa mère lègue à Victorine des biens dont la valeur du mobilier, argent, rentes et créances s'élève à 300 francs et le revenu des immeubles situés à Martignat à 14 francs 50 centimes. Grande différence de valeur en un mois seulement !

Juste avant le décès de ses parents, en février, Victorine a épousé Hippolyte Gros, un cultivateur de Groissiat. Elle déménage chez lui, dans sa ferme familiale (il est le seul fils de la fratrie) puisqu’on la retrouve ensuite dans cette petite commune voisine. Hippolyte a 9 ans de plus qu'elle. Ils auront deux enfants seulement. Mais le mariage ne va pas durer très longtemps car il décède 7 ans plus tard.

Bien que dit "propriétaire", on pourrait penser qu'Hippolyte une condition moins élevée que celle de Victorine car lors de son décès en avril 1847 les biens déclarés et le revenu des immeubles situés à Groissiat ne s'élèvent qu'à 25 francs 75 centimes. Ses héritiers sont ses enfants.

Sa veuve fera une demande d'inventaire des biens Gros en septembre 1848 (détails demandés encore en attente... affaire à suivre). Cette demande comprend les biens d'Hippolyte, mais aussi de ceux de son père Jean Antoine, décédé entre temps. On peut donc apporter une nuance dans le propos sur la condition sociale d'Hippolyte : le père, encore vivant lors du décès du fils, est lui beaucoup plus "riche" (la valeur du mobilier, argent, rentes et créances s’élevant à 782 francs et 78 centimes et le revenu des immeubles situés à Groissiat et Martignat à 157 francs). Hippolyte aurait sans doute hérité des biens de son père s'il ne l'avait pas précédé dans l'autre monde et aurait eu des biens à la valeur plus élevée.

Avec deux enfants de 6 et 4 ans, Victorine ne reste pas seule très longtemps : en 1851 elle épouse en secondes noces Jean Joseph Pesant; cultivateur lui aussi, originaire des environs, à Izernore. Un fils naîtra l'année suivante.

Lors de ce mariage elle est qualifiée de "dame", mais ce titre ne doit pas refléter son niveau social (comme on le verra plus bas). En 1866 elle marie sa fille, ouvrière en soie. Mais elle ne sera déjà plus là pour le mariage de son fils Elie (de son prénom usuel, mon ancêtre).

Elle quitte ce monde en 1872, à 51 ans seulement. Elle désigne pour héritiers ses enfants (Elie et Henriette, nés de son premier lit ; Eugène né du second). Par sa déclaration de succession, nous savons que la défunte "laisse meubles et immeubles". La valeur du mobilier, argent, rentes et créances s'élève à 107 francs et le revenu des immeubles à 123 francs 60 centimes. Les 107 francs correspondent à ceux figurant sur la succession de son père (mais où sont les 300 francs de feue sa mère ?). Le revenu des immeubles, lui, a nettement progressé. Rien à voir avec la succession de son premier époux. Elle ne semble pas avoir profité des richesses de son (premier) beau-père.

Mais la case "numéro de sommier douteux" est remplie : n°331. Sur ce sommier sont consignés l'existence de droits impayés ou fraudés (mais ces registres ne sont pas conservés aux archives). Quand le contrôleur a réuni les preuves de l'exigibilité d'un droit ou lorsque le contrevenant se reconnaissait débiteur de l'impôt, l'article était annulé et reporté sur le "sommier des droits certains". A l'inverse, si la réclamation est non fondée ou s'il n'y avait pas de preuves suffisantes pour engager des poursuites, l'article était annulé. La succession n'a donc pas été tout à fait ordinaire. Peut-être que le frais ont été un peu longs à régler...

Et voilà comment le hasard a fait "renaître" Marie Victorine. Une courte vie, mais bien remplie...


mardi 8 mars 2016

#Généathème : le mois de la femme

Elle portait toujours la coiffe vendéenne, qu'elle amidonnait avec soin.

Marie Henriette Benetreau, épouse Gabard, années 1920 © coll. personnelle

Née Marie Henriette Benetreau le 10 juin 1871 à Saint Aubin de Baubigné (79), elle était mon aïeule à la cinquième génération. Ses parents étaient cultivateurs (ou bordiers ou métayers selon les années et les actes). Petite dernière, elle a grandi à la ferme avec ses parents, ses sœurs et son frère et bien sûr le domestique et la servante - personnels toujours présents dans les fermes de l'époque et de la région.

Plus tard la famille déménage un peu plus loin à Saint Amand sur Sèvre, au hameau de La Gidalière. C'est là que se trouve la ferme transmise de génération en génération dans la famille de ma grand-mère maternelle, depuis la Révolution et peut-être même avant...

Extrait carte environs de Saint-Amand-sur-Sèvre © Geoportail

Elle y rencontre Célestin Félix Gabard (c'est à sa famille qu'appartient ladite ferme) et l'épouse en 1892. La vie s'organise, avec plusieurs générations sous le même toit : les parents, les époux, son beau-frère et sa famille, ses enfants, les domestiques; entre 10 et 15 personnes selon les années. Les grossesses se succèdent (il y en aura neuf). Les enfants sont envoyés à l'école, au moins "la petite école" pour apprendre à lire et écrire. Ensuite, les enfants reviennent sans doute à la ferme pour aider aux travaux.

Plus tard quand la Grande Guerre éclate, elle connaîtra le destin difficile d'une mère s'inquiétant pour ses fils au front :
- Son fils aîné, Célestin Aubin, âgé de 21 ans est y envoyé dès le début de la guerre. Il est cité comme soldat "calme et courageux", mais sera évacué à cause des gaz qu'il reçoit à la toute fin de la guerre, en septembre 1918.
- Le second François Joseph est d'abord ajourné pour faiblesse, puis finalement incorporé en 1917. Il sera blessé, lui, en octobre 1918; blessure invalidante qui lui vaudra pension.
- Joseph Élie (mon arrière-grand-père) est trop jeune pour avoir participé à la Première Guerre Mondiale. De toute façon, quand viendra son tour, les autorités militaires l'ajourneront pour faiblesse de cœur.
- Les deux derniers fils, né en 1903 et 1912 ont aussi échappé à ce conflit, bien sûr, vu leur âge.

La paix revient mais n'empêche pas les drames : Marie perd son époux en 1924. Il décède "en son domicile", à la ferme, comme c'était l'usage autrefois : on y naissait, on s'y mariait, on y vivait, on y mourrait.
Mais la vie doit continuer. Marie n'a que 53 ans. Elle survivra à son époux et restera veuve pendant presque 30 ans encore.

Pendant la guerre, c'est Joseph, le malade du cœur, qui a aidé sa mère à tenir la ferme. Mais quand ses frères sont revenus le père lui a dit que, malgré la tâche (bien) accomplie, c'était à l'aîné de reprendre la ferme. Lui n'avait qu'à se trouver une situation ailleurs... Marie voir alors partir son fils à Angers où il va s'installer comme boucher. C'est le premier Gabard à quitter la ferme de la Gidalière.

Le vendredi Marie allait jusqu'à Châtillon (aujourd'hui Mauléon) pour y vendre au marché son beurre, ses lapins, poules et œufs. Le midi elle s'arrêtait chez Clémentine Bregeon (épouse Roy, la mère de sa bru) pour y déjeuner. Celle-ci tenait une mercerie : les murs étaient couverts de boîtes de boutons, de cotons à broder ou repriser, de laine à tricoter. Marie profitait de cette sortie "à la ville" pour faire ses achats à l’épicerie car elle trouvait que les épiciers ambulants passant à La Gidalière étaient trop chers.

A l'automne de sa vie, Marie va finalement s'installer chez l'une de ses filles qui habite à Treize-Vents (85). C'est là qu'elle décèdera en décembre 1951, à l'âge de 80 ans.