« Un soir, sur un chemin familier qui m’est cher, en mettant mes pas dans les pas de ceux qui m’ont précédé sur cette terre, j’ai senti frissonner l’arbre du silence. […] Il n’y avait plus de vent, rien ne bougeait, tout était apaisé, et pourtant j’ai entendu comme un murmure. J’ai eu l’impression - la conviction ? - qu’il provenait de l’arbre dont nous sommes issus : celui de nos familles, dont les branches sont innombrables et dont les feuilles frissonnent au plus profond de nous. Autant de feuilles, autant de voix vers lesquelles il faut se pencher pour bien les entendre, leur accorder l’attention nécessaire à la perception d’un silence qui, en réalité, n’en est pas un et ne demande qu’à être écouté. Je sais aujourd’hui que ce murmure a le pouvoir de donner un sens à notre existence, de prolonger la vie de ceux auxquels nous devons la nôtre, car ils nous habitent intimement. »

- Christian Signol, Ils rêvaient des dimanches

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vendredi 16 février 2024

Droit de banc

La veille de Noël 1759 plusieurs notables de la paroisse de Villevêque (49) s’assemblent dans la maison presbytérale, « en présence et avec le consentement de René Riffault prêtre curé dudit Villevêque et de Me Nepveu, notaire royal à Angers et Baugé résidant à Villevêque ». Ils sont là afin d’enregistrer officiellement une vente un peu particulière. Parmi les protagonistes principaux on compte :
  •  Jacques Collin, Maître tisserand, est né en 1713 à Corzé (paroisse voisine), installé à Villevêque après son mariage en 1738 (il est apparenté à ma famille par sa mère, Françoise Rattier : je descends de plusieurs oncles, tantes et cousins de cette famille très « implexée » ; et de la famille de son épouse dont les ascendants sont juchés bien haut dans mon arbre).
  •  Symphorien Lysambard, Marchand fermier dont la fille vient d’épouser le neveu de Jacques Collin, est issu d’une vieille famille de Villevêque. S’il ne sait pas signer, il tient un rôle non négligeable dans la paroisse : il est le marguillier de la fabrique. 
La fabrique d’une paroisse est composée d’un groupe de clercs et de laïcs qui gèrent tout ce qui appartient à l’église, depuis les luminaires jusqu’aux fonds affectés à son entretien. En général, c'est à l'issue de la messe, le dimanche, que les habitants se réunissent en assemblée pour y discuter de toutes les questions matérielles de la paroisse et administrer ses affaires. Tout homme possédant quelques biens (c'est-à-dire ceux qui sont imposables, les propriétaires) fait partie de cette assemblée. Les procureurs de fabrique, ou marguilliers (ils sont deux) sont élus par cette assemblée pour un an afin d'appliquer les décisions prises par elle et agir au nom de la collectivité. Les fabriciens (membres de la fabrique) pouvaient avoir un siège réservé dans l'église.
  •  Laurent Vaugoyau est aussi un marchand fermier, alors âgé de 40 ans, demeurant au lieu de la Métairie aux Clercs en ladite paroisse. Lui aussi est issu d’une vieille famille de la paroisse (et un de mes lointains cousins). Il est l’acheteur dans cette affaire.

Sont présents également, les témoins :

  • Maitre Mathurin René Chauvigné et Christophe Davy prêtres et chapelains de la paroisse,
  • le sieur Vincent Gillet marchand fermier, parrain de la fille de Laurent Vaugoyau,
  • le sieur Gabriel Rataud sieur Du Plais maitre chirurgien,
  • Mathurin Allaire maréchal ferrant,
  • Urbain Peltier marchand.

 

Bref, cette noble assemblée est présente pour concéder et accorder audit Vaugoyau, « sous le bon plaisir de Mr le curé dudit lieux, un emplacement de bancelle en ladite église »

 

© Ministère de la culture

La bancelle est un type de banc, étroit et long. En effet, autrefois il n’y avait que peu de siège dans les églises et ceux-ci étaient très étroitement réglementés. Le droit de banc est un droit honorifique qui permet à ceux qui en jouissent, généralement les seigneurs, d'avoir des places réservées dans une église, une chapelle ou une abbaye, à un emplacement privilégié (au premier rang de la nef ou souvent dans le chœur même).

Aucun canon ne défend expressément aux laïcs d’avoir des bancs dans les églises, mais c’en était l’usage très ancien. Puis cette discipline s’est relâchée pour permettre l’entrée du chœur (on ne pouvait alors y entrer que pour recevoir la Sainte Communion), d’abord accordée aux rois, princes puis patrons et fondateurs d’églises (en général le seigneur du lieu). Une fois l’entrée du chœur permise aux patrons, ils se firent attribuer le droit d’y avoir un banc.

 

L’usage des bancs s’est ensuite généralisé, accordé à trois sortes de personnes :

- le patron ou fondateur d’une église : celui qui a fondé, doté ou bâti une église (droit de banc à droite dans le chœur). Ils ont la prééminence sur les tous les autres.

- les seigneurs haut justicier (à gauche dans le chœur).

- les particuliers et paroissiens (dans la nef) : quiconque veut avoir un banc dans une église doit se procurer un titre, concession faite par le marguillier (ou le conseil de fabrique) qui se fait avec l’avis du curé en échange d’une rétribution en faveur de la fabrique. Rétributions qui doivent être destinées aux réparations de la nef, entretien du pavé ou vitrage. L’usage est de faire passer trois criées, ou publications, et il est libre à chacun de former une opposition. La concession accordée est toujours révocable, personnelle, non transmissible et non vendable. La plupart du temps, les veuves et héritiers sont préférés, après le décès du concessionnaire, à tous autres demandeurs, mais le transfert n’est pas automatique. De même, le droit de banc ne « suit » pas le paroissien s’il change de domicile : il faut alors reprendre une nouvelle concession.

Les bancs sont partiellement et progressivement remplacés par les chaises apportées par chaque particulier. Mais cette pratique a entraîné une lutte pour obtenir les meilleures places, si bien qu'a été mis en place le bail des bancs et chaises (géré par les fabriques qui s’assurent ainsi une bonne partie de leurs ressources financières). Cette coutume se codifie au milieu du XVIIIe siècle et se généralise tant et si bien qu’au XIXe siècle c’est devenu un bien de consommation commun. Finalement le mobilier a été mis progressivement à disposition gratuitement. Mais l'usage pour les notables de la paroisse d'être propriétaire dans les premiers rangs de leurs chaises avec prie-Dieu, sur lesquels ils font graver leurs noms sur des plaques de métal (souvent en cuivre, parfois émaillées) vissées au dossier des chaises, perdure jusqu’au concile Vatican II (dans les années 1960).

 

Le banc concédé à Laurent Vaugoyau pouvait « contenir trois personnes » et était situé « derrière le banc immédiatement appartenant au seigneur Rouillon* au lieu et place de celui du sieur Jean Toupelin ancien notaire royal », le précédent concessionnaire.

Ledit Laurent Vaugoyau « a la charge […] de faire placer ladite bancelle à ses frais ».

Ledit Vaugoyau accepte cette concession tant pour lui que pour ses hoirs (héritiers) et ayants causes (alors que le droit n’est normalement pas transmissible, comme on l’a vu plus haut). Il achète ladite concession « au procureur alors en charge de ladite fabrique [pour] la somme de trente sols [par] an » (l’équivalent de 16,91 €). Le premier payement devant se faire immédiatement et ainsi « d’année en année ». Mais « au cas que ledit Vaugoyau ou ses hoirs et ayants cause ne payent pas exactement chaque année, ladite somme de trente sols il sera loisible au procureur alors en charge de disposer dudit emplacement au profit de ladite fabrique » et de le concéder à autrui.

Le document ne précise pas les raisons qui autorisent Laurent Vaugoyau à acquérir ce droit de banc. Était-il fabricien ? En tout cas il était suffisamment fortuné pour y prétendre.

Il a vécu jusqu'en 1786. A-t-il conservé son droit de banc jusqu'à sa mort ? L'histoire ne le dit pas. Il a été inhumé dans le cimetière, non dans l'église. Ce droit réservé, à l'origine, au haut clergé, fut ensuite accordé aux nobles et fondateurs, puis aux paroissiens, bienfaiteurs de l'église - selon un procédé bien similaire à celui du droit de banc. En 1776 il est interdit pour des questions de salubrité, mais l'édit royal mettra assez longtemps à être correctement appliqué. En tout cas, si Laurent Vaugoyau n'a pas pu être inhumé dans l'église de Villevêque, au moins aura-t-il pu s'y assoir...

 

* Rouillon : Ancien fief et seigneurie avec manoir noble, relevant de l’évêque d'Angers, seigneur baron de Villevêque.

 

jeudi 1 octobre 2020

Le grenadier disparu

Noël Puissant naît en 1780 à Candé (Maine et Loire). Son père, Joseph, est concierge des prisons. Lui-même est tailleur d’habits. Lorsqu’il a 21 ans, il épouse Cécile Chaillou. Celle-ci a un enfant né de père inconnu l’année précédente… prénommé Noël. Est-ce que le père inconnu ne serait pas si inconnu que ça ? En effet, lors du mariage les deux jeunes mariés reconnaissent que ce petit garçon est "véritablement leur fils". Noël Puissant épouse donc Cécile en 1801. En 1803 ils donnent naissance à un autre fils prénommé Charles Prosper. Je ne leur ai pas trouvé d’autre enfant. 

Cécile décède en 1863, toujours à Candé. Elle est alors dite veuve. Mais Noël (ou Jean Noël), lui a disparu depuis longtemps. En effet, lors du mariage de Charles en 1829, il est dit "absent" et dont l'absence a été constatée par le tribunal d'Angers, sans qu'il soit possible "de procurer le consentement" audit mariage. J’ai longtemps cherché le décès de Noël, à Candé et dans les communes environnantes. Hélas en vain. Sa disparition (date, lieu) restait "environnée de ténèbres". 

Ce n’est que récemment que son nom est apparu dans les relevés des soldats napoléoniens sur Geneanet (source : Mémoire des hommes - Registres matricules des sous-officiers et hommes de troupe de l'infanterie de ligne, 1802-1815, SHD/GR 21 YC 176). J’y ai découvert son matricule (n° 14 157) et sa description : il mesurait 1,71 m, avait un visage ovale, le front haut, les yeux gris, un gros nez, une bouche moyenne, le menton long, les cheveux et sourcils châtains. Il y est dit conscrit de l'an X (1802) mais je suppose qu’il a alors tiré un bon numéro. 

En effet : il procrée un fils en mars 1801, se marie en mars 1802, conçoit un second fils dans la foulée et déclare sa naissance en janvier 1803. Il est donc indubitablement en Maine et Loire à l’époque de sa conscription et n’est pas parti au service militaire qui est alors d’une durée de 5 ans. 

Cependant sa fiche militaire nous indique qu’il est ensuite remplaçant d’un "conscrit de 1814", Guillot Jean Mathurin de Gené (canton du Lion d'Angers). Celui-ci n’a pas encore été retrouvé, j’ignore donc tout de lui. Noël Puissant s'est porté volontaire pour remplacer le mauvais numéro tiré par Jean Mathurin. Pourquoi ce choix ? Difficile de répondre à cette question. A première vue, la situation du couple est plutôt favorable : il a un métier qualifié, elle est lettrée (elle signe), ils connaissent une stabilité de domicile sur plusieurs générations, ils portent les titres distinctifs de Sieur et Dame. Mais peut-être connaissent-ils des problèmes d’argent ? Ou le goût de l’aventure tenait-il Noël ? En l’état actuel des connaissances, je n’ai pas de réponse à cette question. 

Toujours est-il que le 2 avril 1813 Noël Puissant s’engage devant notaire à remplacer Jean Mathurin Guillot pour effectuer son service militaire contre une somme de 6 000 francs à 5% d’intérêt. Le 12 avril il est affecté au 19ème régiment de ligne en tant que grenadier. Le 25 avril la somme est versée à Noël, alors sous les drapeaux. 

Mais dès le mois de juin il ne donne plus signe de vie, soit deux mois seulement après son incorporation. 

En janvier 1818 Cécile fait des démarches pour retrouver son époux disparu. En effet, les dernières nouvelles de Noël datent du 8 juin 1813. Elle dépose une requête au tribunal conformément à la loi du 13 janvier 1817, afin de faire reconnaître officiellement l’absence de son époux. L’absence est l’état d’une personne dont on ignore la résidence, dont on n’a plus de nouvelles, et dont l’existence peut paraître douteuse. La loi du 24 ventôse an XI (15 mars 1803) établi la procédure à suivre pour attester de manière officielle l’absence d’un proche. Elle ne peut être entamée qu’après un délai de 4 ans, auprès du tribunal de première instance qui ordonnait alors une enquête. Mais entre le début de la procédure et la réelle possession des biens du disparu il peut s’écouler une trentaine d’années ! 

C’est pourquoi la loi du 13 janvier 1817 établit des catégories spéciales de disparus, notamment celle des militaires absents. Une requête accompagnée de pièces justificatives doit être présentée par les parties requérantes (héritiers, épouse) au parquet du dernier domicile connu du disparu – ce que fait Cécile à Angers le 29 janvier 1818 - qui la transmet au ministère de la Justice. Celui-ci envoie le dossier au ministère de la Guerre pour obtenir des renseignements complémentaires ou pour un supplément d'enquête sur la disparition ou le décès du militaire disparu. Ainsi complété, le dossier est ensuite transmis au tribunal de première instance qui prononce le jugement déclaratif. La procédure prévoit un avis de recherche : la publicité est assurée par le Moniteur universel (dans le cas de Cécile, le 26 novembre 1818). 

Le Moniteur Universel, 26 novembre 1818 © Retronews Gallica

S’il n’y a toujours aucune trace du disparu le tribunal peut prononcer son jugement et l’entrée en possession provisoire puis définitive des biens par les parties requérantes. L’enquête diligentée montre que Noël a bien été engagé, sous le matricule 14 157, au 19ème régiment de ligne (attesté par un certificat daté du 13 février 1819). Elle révèle en outre "qu’il était à l’hôpital le 14 août 1813, mais qu’il n’existe dans les bureaux aucun extrait mortuaire applicable audit Puissant". En d’autres termes, on sait qu’il a été hospitalisé mais on n’a aucune preuve qu’il y soit décédé. Ni à l’hôpital, ni ailleurs : il a disparu. 

En conséquence, le tribunal déclare officiellement l’état d’absence dudit Noël Puissant. L’épouse du disparu est autorisée à entrer en possession de ses biens, tant en son nom d’épouse qu’en celui de tutrice de ses enfants (jugement du 14 décembre 1919, enregistré le 3 janvier 1820). 

Fiche matricule Noël Puissant © Mémoire des hommes

La fiche matricule de Noël Puissant précise que lorsqu’il était à l’hôpital il était prisonnier. Cependant il n’y a pas plus de détail : où est situé l’hôpital ? Quand a-t-il été fait prisonnier ? Si on se rapproche du 19ème régiment d’infanterie, on voit qu’en 1813 il était engagé dans la campagne d’Allemagne. Si les États allemands ont d’abord été soumis par Napoléon, devant ses premières défaites (comme la Berezina en décembre 1812) ils se retournent contre lui l'un après l'autre et se joignent à la Sixième Coalition autour de la Russie. Napoléon rejoint précipitamment la France pour réunir une nouvelle armée de jeunes conscrits tandis que les Russes se lancent à la poursuite de la Grande Armée en Europe centrale. Pour parer la menace, la mobilisation de 1813 est décrétée : une armée de 400 000 soldats est réunie, composée majoritairement de jeunes conscrits inexpérimentés issus des classes 1814 et 1815. Au printemps, ils rejoignent les restes de la Grande Armée. 

Une partie se porte en Pologne, une autre en Allemagne et d’autres encore jusqu’aux frontières suédoises. Un vaste champ de bataille ! Le courage des jeunes conscrits ne compense pas leur inexpérience : 18 000 d'entre eux meurent dès les premiers combats. Si Noël a été blessé au cours des ces batailles le champ d’investigations pour retrouver son hôpital est aussi vaste que le champ de bataille ! D’autant plus que, sous l’Empire, mourir à l’hôpital est beaucoup plus fréquent que sur les champs de bataille ! Alors chercher la trace d’un soldat blessé dans un hôpital que l’Armée n’a pas retrouvé elle-même… 

Bref, je sais maintenant pourquoi Noël a disparu. Et en attendant d’en savoir plus, je pense que je peux ramener la date de décès de Noël à 1813 et je peux arrêter de chercher son acte de décès en Anjou ! 

 

Sources :  Centre historique des archives nationales, wikipedia, napoleon.org, retronews, Mémoire des hommes, Geneanet

samedi 21 mars 2020

#RDVAncestral : L'épidémie s'étend

- Racontez-moi !
- Hum… Au début on n’y croyait pas, je pense. Chacun imaginait qu’il n’était pas concerné, hors d’atteinte de la maladie.

La place de l’église était silencieuse. Je n’osai rompre cette atmosphère propice aux souvenirs et au récit.

- Avec le recul, on s’est aperçu que cela avait commencé bien avant cet automne 1639. Les années précédentes on avait déjà eu des vagues d’épidémies, mais en général elles restaient en sommeil pendant l’hiver. Et ces quelques mois de trêve nous faisaient oublier la violence de la contagion. La mémoire est courte. Et des fois le fléau ne touchait que l’extrémité de la province : c’est loin. C’est chez les autres !
Des hôpitaux temporaires ouvraient leurs portes, soignaient les gens et fermaient. Mais cela restait abstrait. On croit alors que la crise est passée, sans se rendre compte que les gens n’ont pas tous été soignés…
Cette année-là, tout a commencé en juillet. Le mal a pénétré en ville, d’abord.
- En ville ?
- Oui : à Angers. Rapidement,  la situation s’est aggravée parce que de pauvres métayers, des closiers et autres gens de labeur des paroisses voisines s’entassaient dans les maisons et les rues de la cité. Ils avaient désertés leurs villages à cause du prix élevé des blés et étaient venus en ville avec femmes et enfants pour demander aumône et assistance.
Et puis le mal a débordé de la cité et atteint de nombreuses paroisses des campagnes alentours, un peu partout dans la province.
- C’est la circulation des personnes et des marchandises qui a répandu le mal ?
- Sans doute. Même si nous n’en n’avions pas conscience : à l’époque, le retour du mal a été perçu comme une fatalité inévitablement liée à la belle saison.
Au début, à l’été, l’épidémie était ni plus ni moins violente que celle des années précédentes. Mais dans les premiers jours d’octobre, elle s’est subitement aggravée dans de nombreuses paroisses de l’Anjou. 

Danse macabre © abbaye-chaise-dieu.com

- C’était une nouvelle épidémie de dysenterie, n’est-ce pas ? Rien à voir avec la peste ?
- Oui : dysenterie et peste sont des maladies trop distinctes l’une de l’autre et, hélas, trop fréquentes pour que l’on s’y trompe et qu’on les confonde.
Cette dysenterie est apparue soudainement et simultanément avec une brutalité particulière. Avant la saint Denis, le mal était enraciné de tous côtés tant dans les villes que dans les champs.
- Les docteurs devaient être débordés ?
- Plutôt les curés, je le crains… Sur la fin de l’année une infinité de personnes avait été emportée.
- Sait-on ce qui a provoqué cette crise ?
- Le fléau a sans doute été accentué par la sécheresse exceptionnelle qui s’est abattue en Anjou pendant l’été. Les puits et les fontaines étaient à sec, ou encombrés d’une eau sale et boueuse que nous avons été obligés d'utiliser et de boire.
Et forcément la circulation des personnes a accentué la situation puisque le mal était contagieux. Mais comment l’éviter ? On ne peut pas empêcher les gens de sortir, de travailler, de s’occuper des bêtes !

Je ne répondis rien : à cette époque oui c’était sans doute impossible.

- A la sainte Odile tout était fini : le mal a disparu avec la même soudaineté qu’il était apparu quelques semaines plus tôt.
- Et… pour votre famille ?

Perrine pinça les lèvres et ferma les yeux un instant.
- Le malheur n’a pas épargné ma maison : ma petite sœur Louise, née seulement une dizaine de jours plus tôt, a contracté la maladie la première. Elle n’a pas survécu. Ce n’était pas un phénomène nouveau : passer l’âge des nourrissons n’est pas toujours facile. Pratiquement en même temps, mon aîné Guillaume, ma cadette Marie Françoise et moi-même avons contracté le mal. Je n’avais que 7 ans : je n’ai pas beaucoup de souvenirs de cette triste période. Mais on me l’a souvent racontée et j’ai parfois des images floues, des sentiments qui me reviennent.
- Comme quoi ? Demandais-je la gorge serrée.
- La chaleur surtout.
- Due à la fièvre ?
- Oui. Et puis ma mère. Penchée sur moi, le visage inquiet.
- C’est en vous soignant qu’elle… a contracté la maladie elle aussi ?
- Sans doute… Quand je me suis réveillée, on m’a dit que ma maman était partie, que je ne la verrais plus, que le Seigneur veillait sur elle à présent.

Après un silence, Perrine reprit sa narration :
- Ma sœur n’a pas survécu non plus, mais mon frère et moi, oui.

Après un nouveau silence, les yeux perdus dans le passé, Perrine soupira et releva la tête.
- Ainsi va la vie.

Je devinai les mots que Perrine n’avait pas prononcés : pourquoi elles et pas mon frère ou moi ? L’arbitraire de l’épidémie, la peine des êtres chers disparus, les remords des survivants.
Je n’ajoutai rien. Il n'y avait rien à dire. J’aidai Perrine Contereau, désormais vénérable grand-mère, à se lever du banc ou nous étions installées et la raccompagnai à son domicile.



samedi 20 juillet 2019

#RDVAncestral : Revenir à la vie

Le silence régnait dans le village. L’ambiance était lugubre. Des morceaux de brouillard s’accrochaient me faisant penser aux lambeaux d’un triste manteau. Le manteau de la mort. De temps en temps émergeaient de cette vallée de l’ombre et de la mort des personnages portant un long manteau et un masque blanc en forme de bec d’oiseau. Ils me regardaient bizarrement. L’un d’eux tenta même de me faire reculer et quitter le village. Je passai outre, sachant que je n’attraperai pas la peste durant mon court voyage : après tout j’y avais déjà été exposée sans contracter la maladie (voir le #RDVAncestral : la mort noire).

Traversant le village dans cette étrange ambiance, je me dirigeai vers la maison de mes ancêtres Aubin Daburon et Denize Surreau. Je m’arrêtai un instant pour contempler leur porte. On y avait tracé une grande croix blanche. Cela signifiait que la maladie – et la mort – étaient passées par là. J’entrai.

La pièce principale n’était pas très grande. Elle était simplement meublée : une table, des chaises, un coffre et quelques ustensiles de cuisine usés près de l’âtre. Denize était assise près du foyer, éteint depuis longtemps. Elle était seule : on ne faisait plus de veillées funéraires à cause de la peur de la contagion. Je ranimai les cendres froides et préparait une infusion pour Denize. Pendant tous mes préparatifs elle ne bougea pas. Je dus lui mettre la tasse chaude entre les mains et l’encourager à la porter à ses lèvres. Le silence s’installa.

Puis Denize commença à susurrer une étrange litanie :
- Aubin, Françoise, Aubine, Symphorien, Anois, Jeanne et mon Aubin.
Que répondre à une mère qui avait perdu six de ses huit enfants et son époux en un mois ?
Denize reprit :
- 4 ans, 7 ans, 10 ans, 12 ans, 14 ans, 17 ans et 45 ans pour mon Aubin.
La mort ne regardait pas l’âge de ceux qu’elle emportait avec elle.
- 21 mai, 22 mai, 3 juin, 5 juin, 9 juin, 14 juin et 20 juin.
Cette succession de dates me fit frissonner : Denize n’avait eu que peu de repos entre deux enterrements.
- Pourquoi pas moi ? Pourquoi pas moi ? Pourquoi pas moi ? ne cessait-elle de répéter à l’infini.


L'enterrement d'un enfant © bourdelle.paris.fr

Je l’observai : elle regardait dans le vide, parlait d’une voix blanche, presque inaudible. Elle ne pleurait pas : elle n’avait plus de larmes à donner.

Je préférai taire le fait que la peste fera, entre quelques périodes de sommeil, de nouveaux ravages dans les décennies à venir : 1631/1632, 1636/1640… Elle sera accompagnée d’une terrible épidémie de dysenterie qui frappera de nombreuses paroisses de l’Anjou, avec une simultanéité et une brutalité étonnantes. A tel point qu’on dira qu’aucun « homme vivant n’avoit point vu si grande mortalité » [1]. Dans la dernière semaine de l’année 1640, le fléau disparaîtra avec la même simultanéité et la même soudaineté qu’il est apparu trois mois plus tôt. C’est en 1640 que je fus confrontée pour la première fois à la mort noire.

Je reportai mon attention sur Denize : rien ne semblait pouvoir l’atteindre. La douleur était trop forte : elle restait sourde à tout ce qui n’était pas cette souffrance. Mais Denize était une mère : il lui restait deux enfants : Phorien, l’aîné de la fratrie et la petite Marie, âgée 15 mois. Celle-ci s’agitait dans on berceau, mais ne pleurait pas. Comme si elle avait compris que le silence était de mise dans cette maison. Reprenant la tasse restée pleine, je me levai et allai chercher l’enfant que je mis d’autorité dans les bras de sa mère. Celle-ci la regarda un moment, mais c’était comme si elle ne la voyait pas.

J’insistai auprès de Denize, lui parlant doucement, lui rappelant qu’elle avait encore deux enfants dont cette petite qui réclamait son attention et ses soins. Il faut dire que j’avais un intérêt personnel dans l’affaire : Marie était mon ancêtre à la XIIème génération : il fallait donc qu’elle vive pour que 350 ans plus tard je vienne au monde à mon tour.

- Et puis Denize, tu es jeune encore : tu pourras refaire ta vie, avoir d’autres enfants… Je pouvais lui dire cela en toute confiance puisque je savais qu’elle allait se remarier 15 mois plus tard et donner la vie à nouveau.

Même si ces paroles étaient dures à entendre dans un moment pareil, elles finirent par atteindre Denize. Elle essaya de résister à la douleur qui l’envahissait, mais jamais elle ne s’était sentit aussi désespérée. Soudain elle se tourna vers moi et éclata en sanglot. Ces larmes qui ne voulaient pas venir, ce chagrin qui restait bloqué : tout céda en un instant. Je pris Denize dans mes bras et la laissait épuiser toute sa peine, la berçant doucement. Entre deux sanglots son corps était secoué de tremblements convulsifs. Des cris déchirants s’échappèrent de sa gorge et à chaque fois qu’elle respirait, l’air semblait lui manquer. Même si Denize vivait dans un monde où la mort était sinon quotidienne, du mois courante, cette épidémie la dépassait : ce n’était pas la perte d’un être cher qu’elle pleurait, mais sept ! Au bout d’un long moment, les larmes se tarirent. Apaisée, Denize releva son visage vers moi et me remercia.

- Je ne sais même pas qui vous êtes, remarqua-t-elle. Puis en me fixant à nouveau : Et pourtant j’ai l’impression de vous connaître…

Je lui souriais. Elle me caressa la joue. A ce moment-là on frappa à la porte ; ce qui nous étonna toutes les deux : les visites étaient rares en ces temps de mort. Denize alla ouvrir : c’était un voisin, Jean Rameau. Je m’éclipsai discrètement pour leur laisser un peu d’intimité. Est-ce que leur histoire commença ce jour-là, je ne saurai le dire, mais en tout cas une chose est sûre : c’est ce Jean qu’elle épousera l’année suivante, ramenant Denize à la vie.



[1] Source : Odile Halbert



lundi 24 décembre 2018

Conte de Noël : la course à la pelote

De mémoire d’hommes on avait toujours pratiqué cette coutume à Beaufort [*]. Selon cet usage fort ancien tous les jeunes gens mariés dans l’année se réunissaient peu avant la Noël, pour offrir au public un grand divertissement. En cette année 1603 une centaine de couples s’étaient mariés dans la paroisse. Certains étaient plus âgés que d’autres, bien sûr, et ils laissaient volontiers leur place aux jeunes pour offrir le spectacle ; ce qui leur étaient exceptionnellement autorisés car tous les mariés de l’année en bonne santé se devaient normalement de participer.

Afin d’éviter les débordements le curé tentait de canaliser les excès de cette jeunesse et d’organiser un peu la coutume. Ainsi, il avait décidé que les festivités auraient lieu en plusieurs fois, par petits groupes. Nicolas Lecointre, marié en février, avait proposé que tous les couples mariés le même mois que lui concourent ensemble. C’est ainsi que Guy Joulain, Marc Carra, Marc Cheron, René Monneau, François Lefrere et Berrand Maution s’étaient retrouvés avec lui pour la compétition.

A l’heure indiquée, ils se rendirent, escortés de toute la foule, sur un pont situé sur l’Authion, rivière affluente de la Loire coulant à l’extrémité de la ville. Là, ils attendirent le signal donné par les élites de la cité, et en présence du seigneur du lieu qui présidait la cérémonie : la trompe sonnée,  ils se précipitèrent dans l’eau pour y saisir, en nageant, une pelote que l’on avait jetée dans le courant. Certaines années l’eau étaient très froide, mais Nicolas eu de la chance car l’année de sa participation la température était supportable.


Carte de Noël © cparama.com

Et puis on se réchauffait vite : en effet, les nageurs, en plus de se tenir à flot et de poursuivre la pelote, avaient la liberté de l’arracher des mains de ceux qui l’avaient saisie les premiers ; c’était, on peut le penser, une lutte fort longue et fort distrayante. Celui qui, le plus fort ou le plus adroit, parvenait à se rendre maître de la pelote était acclamé par l’assistance en liesse. Mais afin d’être proclamé vainqueur, il fallait encore rentrer chez soi et faire baiser la pelote à la bûche de Noël, dans la cheminée. Quiconque arrivait à toucher le porteur, lui criait : « Lâche la pelote ! », et de nouveau la pelote était lancée. Heureusement pour la santé des jeunes gens, on ne retournait pas à la rivière, mais on lançait la pelote le plus loin possible, dans n’importe quelle direction.

Après la nage, succédait donc la course, ce qui permettait d’oublier rapidement l’eau froide. Souvent cette partie de la cérémonie pouvait durer la journée entière, et on raconte même qu’une fois un concurrent était demeuré éloigné chez lui deux eu trois jours avant de pouvoir atteindre sa maison (et sa cheminée), attendant que ses adversaires qui s’étaient coalisés près de sa porte, enfin lassés, aient abandonné la partie. Une sorte de superstition s’en mêlait, la pelote portant bonheur au foyer qui la possédait. C’était un talisman qui assurait de belles récoltes à celui qui pouvait la garder. Si ces réjouissances se voulaient inoffensives, les bousculades ou les bagarres qui s’ensuivaient l’étaient parfois moins, malgré les quelques tentatives d’apaisement du curé !

En effet, le vainqueur recevait du seigneur cinquante livres pour « monter son ménage », ce qui pouvait exciter les convoitises. Par ailleurs les jeunes gens qui, n’étant pas malades, « ne voulaient pas grelotter en nageant après la pelote », payaient une amende au profit du vainqueur ; ce qui augmentait le pécule du gagnant.

Une fois le dernier possesseur de la pelote officiellement reconnu, il était reconduit chez lui au son de la trompe, au bruit des tambours, des fifres et des hautbois. Et accueilli en héros par sa nouvelle épousée.

Et qui a gagné l’épreuve en 1603, me demanderez-vous ? Hélas la tradition familiale n’a pas permis d’en garder le souvenir…


[*] Beaufort en vallée, à l'Est d'Angers (49).
Source du conte : france-pittoresque.com (tradition de Beaufort, mêlée à une autre course semblable qui existait en Normandie, légèrement adaptée à mon histoire familiale)


samedi 15 décembre 2018

#RDVAncestral : La rencontre

En ce 30 janvier 1734 nous avons eu une frayeur. Louise Merlet, épouse Fortin donne naissance à son quatrième enfant. Déjà, quatre ans plus tôt, elle avait perdu un enfant : baptisé à la maison par la sage-femme ordinaire car en danger de mort, le bébé n’avait pas vécu. Il avait été enterré, sans même recevoir de prénom.

Dans une tragique répétition, l’accouchement auquel j’assiste est très difficile. La sage-femme prend à nouveau la décision de baptiser l’enfant à la maison. L’inquiétude gagne tous ceux qui se serrent dans la petite maison de La Tremblay, près de Cholet.

La sage-femme a emmailloté le nourrisson tandis que des proches s’occupent de la mère épuisée. Elle entre dans la pièce commune avec un paquet de linge dans les bras. Je m’approche : je m’aperçois avec stupeur qu’il ne s’agit pas de linge mais du bébé ! Il est si petit. Il a à peine la force de pleurer. J’ai froid tout à coup. Comme une douche glacée qui coule tout au long de mon échine. Avec mon regard et mon savoir « moderne » je sais ce qui peut arriver aux prématurés du XVIIIème siècle. Mon premier réflexe est de me dire qu’il va passer avant le point du jour. Ne sachant comment être utile, je vais machinalement remettre une bûche dans la cheminée.

Mais rapidement je me rends compte que les autres personnes présentes dans l’assistance ne partage pas mon angoisse. Eux, ils sont dans l’espoir. Certains prient à voix basse. D’autres se joignent dans une communion de confiance. C’est le cas, et je le remarque maintenant, d’André et de Marguerite. André se nomme Fortin lui aussi, comme le père de l’enfant, mais je ne sais pas s’ils ont un lien de parenté. Marguerite est la nièce de la nouvelle accouchée et porte le nom de Coeffard.

Tous les deux n’ont cessé de se rapprocher aux cours des heures passées. André est toujours près de Marguerite. Prévenant, il lui a apporté un châle quand elle a eu froid, un morceau de pain quand elle a eu faim… De timides sourires de part et d’autres ont été échangés. Tout en pudeur et en discrétion.

Marguerite, la cousine du nouveau-né donc, a depuis longtemps été choisie pour être la marraine du bébé. J’ai pu parler un peu avec elle et elle se faisait une joie d’avoir été élue pour occuper ce rôle primordial dans la vie de ces hommes et de ces femmes du XVIIIème siècle. Mais va-t-elle pouvoir occuper ce rôle pendant longtemps ? Le doute est permis.

J’ai tenté d’en savoir plus sur André, intrigué par son paronyme, identique à celui de François, le nouveau père du jour : sont-ils frères ? Cousins ? Au moment où Marguerite Merlet épouse Coeffard, sœur de Louise et mère de Marguerite (vous me suivez ?), allait me répondre, nous avons été interrompues, le dénouement de la naissance étant proche. Je n’ai donc pas pu satisfaire ma curiosité.

Finalement le bébé est né. Mais fragile. D’où la décision de la sage-femme. D’un sac en toile, elle sort les instruments nécessaires au baptême du fragile nouveau-né : une bible, un crucifix, un cierge, un bassin propre, un linge et une fiole d’eau bénite. Les parrain et marraine sont invités à se rapprocher. Le cierge allumé leur est donné. Ce sont André et Marguerite (la jeune). André se tient près de Marguerite, un peu plus que nécessaire peut-être… Le bébé est vivement démailloté. Respirer semble l’épuiser. Il ne pleure toujours pas. Seuls ses petits points sont crispés. La sage-femme est expérimentée : la cérémonie est expédiée hâtivement, mais sans oublier aucune étape nécessaire au salut de cette âme fragile. La sage-femme s’adresse au parrain :
- Nommez cet enfant.
- Je le nomme André.
Elle verse par trois fois l’eau bénite sur le front de l’enfant, tout en faisant un geste de croix. L’eau versée sur la tête de l’enfant tombe dans le bassin : la sage-femme veille à la jeter dans le feu après la cérémonie, avec le linge qu’elle a utilisé pour essuyer la tête du nouveau-né. Elle termine en prononçant les paroles sacramentelles : « Je te baptise au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit ». Et adroitement emmaillote le bébé à nouveau avant de le rapporter à sa mère.

Georges de la Tour, Le nouveau né © reproduction-grands-peintres.com

Je remarque que pendant cette cérémonie un peu particulière André a regardé davantage la marraine que son filleul. Tiens ? Une histoire commencerait-elle ?


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Retour de nos jours : j’épluche les registres de baptêmes. Je trouve celui d’un autre bébé nommé André Fortin, en 1741. Il est le fils d’André Fortin et de Marguerite Coeffard – et mon ancêtre direct. Les deux protecteurs spirituels du premier bébé André ont donc finit par se marier.

Se sont-ils rencontrés au baptême de 1734 ? Etaient-ils déjà mariés ? Hélas des lacunes dans les registres ne me permettent pas de répondre à cette question. Ils semblaient proches mais était-ce juste l’effet de cette cérémonie particulière et éprouvante ou est-ce que cela datait déjà d’avant ? Un des nombreux mystères généalogiques que je ne suis pas en mesure de résoudre pour l’instant…


samedi 14 juillet 2018

#Généathème : Des objets

Je n’ai pas d’objets familiaux en ma possession (à part peut-être une médaille mystérieuse), même si quelques uns sont passés entre mes mains. Mais j’ai dû les rendre à leurs propriétaires légitimes. Par contre, j’ai  hérité de beaucoup de papiers de familles : cela va de cartes postales aux avis de décès, en passant par les cartes d’identité ou des photographies – j’ai déjà eu l’occasion d’en parler sur ce blog.
A l’occasion du défi #genealogie30, j’ai abordé plusieurs fois les documents laissés par mon grand-père paternel, lui qui avait commencé sa généalogie et celle de son épouse, et qui m’a transmis le virus.

Dans le carton des « vieux papiers », j’ai exhumé un document écrit de sa main, où il raconte quelques souvenirs, bribes de son histoire. Aujourd’hui il se présente sous la forme de quatre photocopies, format A4 ; mais à l’origine cela devait être deux feuillets, puisque l’un porte la mention « suite au verso ». On y retrouve sa belle écriture soignée (et ses tournures de phrases un peu surannées) que j’ai déjà eu l’occasion d’évoquer et qui m’émeut toujours quand je la vois. Je retranscris ce document tel qu’il m’est parvenu (orthographe comprise…).


Il commence par évoquer ses parents :

Page 1
 « Mes parents sont nés tous les deux, la même année en 1888. S’ils vivaient encore, cela ferait bientôt cent ans. Ils m’ont appris bien des souvenirs de leur temps que j’ai essayé de garder. »

Mon grand-père, Daniel Augustin, était fils unique. Ses parents, Augustin Daniel Astié et Louise Joséphine Lejard éteint bien nés tous les deux en 1888. Lui à Angers et elle à Andard (Maine et Loire). Ce document a donc été écrit un peu avant 1988 : mon grand-père avait alors entre 70 et 75 ans.

« Je suis un grand-père, et, avec mamie, nous avons eu des enfants, qui, à leur tour, nous ont donné bien des petits enfants. C’est cela la famille, ceux qui nous suivent et ceux qui ont été avant nous. »

En 1935 il a épousé Marcelle Philomène Assumel-Lurdin, celle qu'il appelait « mamie » à la fin de sa vie. Ensemble, ils ont eu 7 enfants. Au moment où il écrit ils ont un peu plus de 20 petits-enfants. Leurs arrière petits-enfants ne sont pas encore nés, mais ils en verront quelques uns avant leurs décès. Quand à la dernière phrase, je trouve que c’est une belle définition de la famille, voire de la généalogie.

« Je suis né en 1913, l’année avant la grande guerre mondiale de 1914-1918. Mon père ne m’a pas connu longtemps avant de partir à la guerre. Il a été comme tous les soldats français au front, dans le nord ou à l’est de la France. »

Mon grand-père naît en juin 1913. La mobilisation de la première guerre mondiale est décrétée le 1er août 1914, soit un peu plus d’un an après sa naissance. Faisant partie de la classe 1908, son père Augustin avait déjà fait son service militaire et envoyé dans la réserve en 1911. Mais en 1914, âgé de 26 ans, il est aussitôt rappelé sous les drapeaux : le 15 août 1914 il rejoint la 22ème compagnie C.O.A., c'est-à-dire une section de commis et ouvriers d’administration (unités chargées du ravitaillement des troupes)… ou d’artillerie (chargés de l'entretien dans les forts des pièces d'artillerie) ; je ne sais pas quel est la bonne section où il a été envoyé. J’ignorais aussi qu’il avait été dans le Nord de la France, sa fiche militaire ne le précisant pas.

« Puis la guerre s’est étendue dans une autre partie de l’Europe, au sud, en Serbie – qui n’est plus maintenant un état indépendant et fait partie de la Yougoslavie – L’Autriche et la Hongrie étaient alliée de l’Allemagne et se battaient contre la Grèce, alliée de la France. »

Sans doute mon grand-père partage-t-il les souvenirs de son propre père, ou bien est-ce son goût pour l’Histoire (et les histoires) qu’il aimait raconter ?

« Mon père, avec beaucoup d’autres soldats, dont son capitaine, Mr Bessonneau, le patron de l’usine d’Angers, ont été envoyés par de grands bateaux naviguant en convois sur la mer Méditerranée, à Salonique, une ville très ancienne de la Grèce. »

Nous entrons ici dans la légende familiale qui veut que le patron des usines Bessonneau d’Angers ait été envoyé sur le front d’Orient en "emportant" avec lui tous ses ouvriers. Les Angevins connaissent bien les usines Bessonnneau, un des plus gros employeurs de la ville, ancienne manufacture de chanvre, puis « filature, corderie et tissage », avant de fabriquer des tentes de grandes tailles pour protéger les aéroplanes, qui eurent beaucoup de succès pendant la guerre et son aviation naissante. Je n’ai pas trouvé la preuve qui me permettrait de confirmer que Bessonneau a bien emmené avec lui tous ses ouvriers. Quoi qu’il en soir en septembre 1915 Augustin sera affecté dans un groupe d’aviation, direction « l’Orient ». Ce que nous confirme l’extrait suivant :

Page 2
 « Il était dans le grand corps de l’aviation, dans les rampants, ceux qui s’occupaient des hangars, des moteurs, et… des avions au sol. »

D’abord basé à Salonique, il fut ensuite affecté dans les Dardanelles.

« Ma mère a besogné dur pour pouvoir vivre. Elle faisait de la couture pour les habits des soldats et travaillait aussi chez une charcutière dont le mari était au front. »

Elle était couturière à l'école Chevrollier, place de l'Académie, l'année de son mariage (1912) ; mais j’ignore quel était son employeur pendant la guerre. Mon oncle Jean a hérité de sa vieille machine à coudre à pédale (même si elle était alors  hors d’usage), en souvenir d'elle ; machine qui avait dû longtemps lui servir. Elle fut aussi servante chez le docteur Letournel. Leur précédente domestique s'appelait Joséphine : en embauchant Louise, ils ont donc décidé de la rebaptiser Joséphine, histoire de n'avoir pas à retenir un nouveau prénom ! Par hasard, il se trouve que c'était le second prénom de Louise : ça tombait bien ; mais de toute façon elle n'avait pas son mot à dire. Après-guerre elle a, elle aussi, travaillé chez Bessonneau (comme tout le monde à Angers !).

« La guerre terminée par la défaite des allemands et des autres nations qui s’étaient mises du côté des prussiens, les soldats français rentrèrent  dans leurs foyers après l’armistice du 11 novembre 1918.
Le régiment de mon père dut rapatrier tout le matériel que la France avait envoyé à l’armée qui avait défendu les petites nations loin de ses frontières pendant quatre ans. Ces soldats ne rentrèrent en France qu’au début du mois de janvier 1919. »

Nommé caporal en 1917, Augustin est finalement démobilisé en mars 1919 selon sa fiche militaire (motif : un enfant, trois frères tués au combat). Le souvenir de mon grand-père d’un retour en janvier est donc sans doute un peu prématuré. Par ailleurs, il obtient une pension d’invalidité ayant été infecté par le paludisme lors de son affectation en Orient.

« Je me rappel bien du retour de mon père, arrivé chez nous, comme ça, à l’improviste. Je revois sa vareuse militaire, son képi gris, - il n’était plus bleu horizon – et aussi ses bandes molletières aux jambes, mais surtout le bonheur de mes parents. »

Mon grand-père avait alors 6 ans. Le retour, tant attendu et pourtant inopiné, a dû être une véritable surprise et une joie pour Louise qui n’avait pas dû voir son mari pendant de longues années. Le récit de mon grand-père passe sous silence une légende familiale qui dit que lui, au contraire de sa mère, ne fut pas du tout enchanté de « l’intrusion » de cet homme inconnu (il n’avait pas de souvenir de lui avant-guerre bien sûr) dans le foyer intime qu’il partageait seul avec sa mère !

« Quelques jours après nous avons été nous faire photographier tous les trois. Ces photos et les souvenirs que j’ai de tous ces moments là sont pour moi, et pour les miens, la mémoire vivante que je veux laisser à tous mes enfants et petits enfants pour qu’à leur tour ils aiment garder les liens que nous tissons entre nous avec les bons et les durs moments de notre vie. »

La photographie dont il est question ici, la voici :

Quand à la mémoire, elle est toujours vivante grand-père, grâce à tes écrits…

Le document se poursuit sur sa vie proprement dite :

Page 3
 « Quelques réflexions sur la vie professionnelle d’un gamin du Faubourg St Michel. »

La famille Astié a habité ce faubourg Saint Michel à Angers, faubourg qui n’existe plus aujourd’hui ayant été détruit pour insalubrité dans les années 1960 ; et on peut comprendre pourquoi : le bâtiment où ils habitaient était en partie creusé dans l'ardoise. Le rez-de-chaussée était occupé par la boucherie Frète (oncle et tante d’Augustin) et l’usage du premier étage était réservé à la « grand-mère Frète ». Le deuxième étage, au sommet du rocher, donnait sur une petite cour avec le logement de la famille Astié et un cabinet d'aisance dont la fosse était creusée dans le rocher. Dans ces vieux bâtiments les logements étaient imbriqués les uns dans les autres. L'escalier était taillé dans le rocher d'ardoise. L'appartement était petit et sombre. La cuisine donnait sur la cour et la chambre donnait sur la rue. Dans cette chambre une cloison séparait le lit de Daniel du lit des parents. [1]

« A 13 ans, vers le milieu du mois de juillet, après la fermeture de l’école primaire du faubourg St Michel pour les vacances scolaires, muni de mon certificat d’étude, sans plus attendre, je commençais ma vie professionnelle.
Mon père m’avait trouvé une place d’apprenti mécanicien. « Chez Tafforeau-Taffanel » ainsi que l’on disait. Je pouvais devenir ajusteur dans la mécanique agricole. Noble ambition ! Hélas ! deux mois après, un petit accident au poignet droit dont j’eu bien garde de me plaindre, fut découvert par le contremaître. La grimace que je fis lorsqu’il me tourna les poignets pour voir su j’avais des ampoules aux mains fut le signal de la fin de ma carrière dans cette grande profession. »

C’était l’époque où on ne « perdait pas trop de temps à faire des études » : dès 13 ans, mon grand-père s’apprête donc à devenir un mécanicien (dans tous les sens du terme). D’après cet extrait, et les termes qu’il emploie au sujet de cette profession, cela semblait lui convenir. Mais son « petit accident » était assez sérieux tout de même puisqu’il fut renvoyé et immobilisé longtemps, comme il est dit ensuite :

« Pendant un an et demi mon avant bras droit resta immobilisé dans un plâtre. Dans le faubourg, on craignait plus que tout, la tuberculose. Cette période inactive fortifia ma constitution. A l’école j’aimais le « dessin géométrique ». Le docteur Jamin ami de la famille me recommandat à un architecte, Mr. Bricard. Tout le reste de ma vie professionnelle et familiale fut heureusement orientée par ce fichu accident, qui et, longtemps après, par de l’arthrose qui se rappelle encore à moi.
suite au verso »

L’accident était donc sérieux. Mais il eut d’heureuses conséquences : l’entrée en poste chez un architecte, où mon grand-père pu laisser s’exprimer son goût pour le dessin (et la belle écriture). Finalement, ce devait davantage lui convenir qu’un métier de mécanicien !

Page 4
 « C’est en 1928 que j’entrais au service de Mr Bricard Architecte rue Celestin Port à Angers pour apprendre le dessin d’architecture, faire les courses, tirer les plans en x exemplaires etc… Tant bien que mal, j’appris à comprendre et à tracer des plans. Mr Enguehard me format et je lui en suit très reconnaissant. On me fit parfois copier des plans et les mettre à une échelle supérieure. »

Il entre au cabinet d’architecture en 1928 ; il a donc 15 ans. Il a toujours été passionné par le dessin et avait chez lui une grande table d’architecte… et n’a pas aimé du tout lorsque l’un de ses fils l’a utilisée pour en faire un toit de cabane ! C’était une période heureuse pour lui je pense.

« Puis vint une période particulièrement difficile par suite de la crise qui sévissait aux Etats Unis. Mr Bricard se sépara de moi et de peut être d’autres dessinateurs qualifiés. J’avais appris bien des choses qui m’aideraient par la suite, très efficacement. Cela se passait début octobre 1933. J’étais sans travail et bien ennuyé. »

La « crise de 29 » eut donc des conséquences jusque dans ma famille. Et voilà mon grand-père, âgé de 20 ans, sans emploi et « bien ennuyé » pour reprendre ses mots ! Mais…

« J’avais connu une jeune fille au cours d’un pèlerinage à Lourdes. Elle me plaisait beaucoup. Je crois que nous nous aimions. J’en suis absolument sûr, maintenant, après plus de cinquante années d’épousailles ! »

Plusieurs photos montrent ce pèlerinage à Lourdes, dont celle-ci :
Daniel pose à côté d’une jeune fille, Marcelle… qu’il épousa en 1935. Leur mariage dura 66 ans.

« Un camarade scout, André Alliot, qui devint son beau-frère en 1937, fit part a son père, directeur du Grand Bon Marché, place du Ralliement, de ma situation de sans travail. Il avait besoin d’un apprêteur, vendeur, et autres fonctions. Il me prit à son service. C’était le 15 octobre 1933. Je n’avais pas été longtemps sans occupation. J’appris bien des choses. A connaitre les tissus, le contact avec la clientèle, les rouries de la vente, flater le client, mais pas trop, complimenter la maman de ce joli garçon auquel on essaye un costume plus grand que son âge, car il va grandir n’est ce pas, mais surtout parce qu’il n’y en a pas d’autres en rayon. J’ai aimé cette période, qui m’a fait comprendre que l’on peut convaincre, sans forcer la personne à abandonner son point de vue, mais en l’enrichissant de conseils ou d’arguments supplémentaires qui lui feront prendre une décision plus conforme ou plus réfléchie en fonction de ses besoins. Cela m’a beaucoup aidé par la suite, dans le devoir d’orienter des gens vers des solutions qui s’imposaient, avec beaucoup plus d’importance a eux. »

La période de chômage de mon grand-père ne dura donc qu’une quinzaine de jours. Il apprit un nouveau métier et ses anecdotes sur son nouvel emploi sont, je trouve, assez savoureuses. Il occupa ce poste jusqu’à la guerre. Il devint ensuite secrétaire général des Mouvements Familiaux - pendant et après la guerre - et participa à la création de l'UDAF (Union Départementale des Associations Familiales), en 1945. Il aida de nombreuses familles et je pense que c’est l’allusion qui se cache derrière sa dernière phrase. Militant populaire des familles, il prit avec son épouse, l'organisation et la gestion de la Maison Familiale de Vacances et de Repos des Travailleurs, située sur le domaine du Hutreau à Sainte-Gemmes-sur-Loire, dans la proche banlieue d’Angers (de 1945 à 1952). C’est là que mon père est né.

Mais ceci est une autre histoire car les souvenirs de mon grand-père couchés sur ces papiers s’arrêtent ici.



[1] Merci à mon oncle Jean pour ces précieux souvenirs.