« Un soir, sur un chemin familier qui m’est cher, en mettant mes pas dans les pas de ceux qui m’ont précédé sur cette terre, j’ai senti frissonner l’arbre du silence. […] Il n’y avait plus de vent, rien ne bougeait, tout était apaisé, et pourtant j’ai entendu comme un murmure. J’ai eu l’impression - la conviction ? - qu’il provenait de l’arbre dont nous sommes issus : celui de nos familles, dont les branches sont innombrables et dont les feuilles frissonnent au plus profond de nous. Autant de feuilles, autant de voix vers lesquelles il faut se pencher pour bien les entendre, leur accorder l’attention nécessaire à la perception d’un silence qui, en réalité, n’en est pas un et ne demande qu’à être écouté. Je sais aujourd’hui que ce murmure a le pouvoir de donner un sens à notre existence, de prolonger la vie de ceux auxquels nous devons la nôtre, car ils nous habitent intimement. »

- Christian Signol, Ils rêvaient des dimanches

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samedi 14 octobre 2017

Projet Philomène #2 : Philomène Assumel-Lurdin

Parti d’une remarque sur les réseaux sociaux (« on a tous une mémé Philomène »), le projet a pris corps : les descendants des « mémés Philomène » ont alors rédigés des billets racontant leur(s) Philomène(s). 
Sainte Philomène a été « mise à la mode » par le curé de St Jean d’Ars (Ain) en 1837 ; pour en savoir plus sur la sainte, voir ici grâce à l'article d'Antequam. Pour retrouver tous les billets des « mémés Philomène » écrits par les généablogueurs, cliquez ici ou ici pour les situer sur la timeline.
Dans mon arbre je compte deux Philomène, nées dans l’Ain aux XIX et XXème siècle : voici la seconde (qui est aussi la petite-fille de la Philomène #1).


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Philomène ne parle plus, mais elle pense : ses pensées sont indiquées en italique.

- Voilà Marcelle ! Vous êtes bien installée dans votre fauteuil ?
C’est à moi qu’elle parle ? Pourquoi elle m’appelle Marcelle ? Je m’appelle Philomène, comme ma grand-mère. Je ne sais même pas qui c’est, cette femme !
- Je vous allume la télé !
Elle est bien gentille cette dame, mais qu’est-ce qu’elle fait chez moi ?
- Voilà. On se revoit tout à l’heure.
Philomène regarde autour d’elle.
Mais où suis-je ? Ce n’est même pas ma maison ici ! Et où sont mon mari et mes enfants ? Pourquoi je suis toute seule ici ?
Elle regarde la télévision, sans vraiment la voir.
Cette machine fait un bruit horrible. Mais arrêtez ça ! Je préfère la radio : c’est plus calme. Ah ! les soirées autour du poste, tous réunis. C’était bien.
Sur le mur il y a des photos, mais elle ne sait pas qui sont ces gens.
Hi ! Hi ! Hi ! Je me rappelle le scandale quand on a été chez le photographe avec mes sœurs. Ou plutôt quand on est sorties : le photographe avait osés prendre des clichés avec mon dos à moitié dénudé ! C’est papa qui n’a pas été content ! Hi ! Hi ! Hi !

Marcelle Philomène Assumel-Lurdin, 1934 © Coll. personnelle

Ah non ! papa n’était plus là. Ça devait être maman alors qui était en colère. Je ne sais plus. En tout cas il y a eu un sacré tapage !
Marcelle regarde autour d’elle : elle ne sait pas si c’est le matin ou l’après-midi. Une comptine lui trotte dans la tête.
Je ne me souviens plus si c’est maman qui nous la fredonnait ou si je la chantais aux petits. Les générations se mélangent dans ma tête, les époques se mêlent et s’entremêlent. Les souvenirs se brouillent : je ne sais plus.
- Re-bonjour Marcelle, c’est encore moi !
Pourquoi elle dit « encore » ? Cette dame est charmante mais je ne l’ai jamais vue !
- Vous avez de la visite : c’est votre fils qui vient vous voir.
Mon fils ! Qu’est-ce qu’elle raconte ! Ce monsieur n’est pas mon fils. Mes enfants sont encore petits et les derniers ne savent à peine marcher. Elle raconte n’importe quoi !
- Bonjour maman. Comment vas-tu aujourd’hui ?
Philomène regarde à nouveau par la fenêtre, n’écoutant son visiteur que d’une oreille. Elle sourit en pensant à ses enfants. Et puis soudain elle regarde cet homme qui est son fils droit dans les yeux et une larme perle à ses paupières. Lui aussi la fixe : il se passe quelque chose. Ils se prennent dans les bras, très émus. Et puis soudain, c’est fini. Marcelle est repartie.
Comme je suis fatiguée. Et ce monsieur qui n’arrête pas de parler. Il est bien gentil, mais je voudrais qu’il s’en aille maintenant. Je vais fermer les yeux un moment, comme ça il partira peut-être, croyant que je me suis endormie.
Mais où je suis ici ?
- Alors Marcelle ? C’était bien cette visite ?
Marcelle ? Visite ? De quoi elle parle ? Qu’est-ce qu’elle raconte ?.
- Vous avez de la chance : une de vos filles hier, un de vos fils aujourd’hui : vous avez souvent des visites n’est-ce pas ?
Je ne comprends rien à ce qu’elle dit ! Je n’ai vu personne depuis des jours !
- Il vous a raconté ses vacances ?
Les vacances. Je me rappelle de vacances au bord de la mer, à vélo, avec notre bébé. C’étaient nos premiers congés payés.
Elle regarde par la fenêtre.
Où est la pelouse ? Il y avait bien une pelouse ? … Non c’était un parc je crois. Je ne sais plus…
Je m’ennuie. Personne ne vient me voir.
Dehors il n’y a pas de montagne. J’habite aux pays des montagnes. Ou bien est-ce près d’un fleuve ? Ou dans un château ? Je ne sais plus…
- C’est l’heure du dîner : ce soir c’est du poisson.
Je n’aime pas le poisson.
- Vous vous rappelez ce que vous avez mangé ce midi ?
Ce midi j’ai pas mangé. Rien depuis ce matin. Ils sont bien aimables ici, mais ils ne nous donnent rien à manger. Chez moi c’était mieux. Mais où je suis ici ?
- Le hachis parmentier, vous vous rappelez ?
De toute façon, je n’aime que les quenelles sauce Nantua, comme les faisaient ma mère. C’était son pays. C’est là que je suis née… Enfin, je crois…
Marcelle détourne la tête.
- Il faut manger Marcelle !
Pfff ! Elle m’embête ! C’est aux enfants qu’on dit ça ! Bon, allez, pour lui faire plaisir alors.
Je crois que j’ai des frères et sœurs …
Soudain Marcelle se met à pleurer.
Raymond ! mon petit frère ! il est à l’hôpital : il a eu un accident de vélo. Il va mourir, je le sens. Il faut que je prévienne maman et papa !
Marcelle s’agite. Bien que paisible la plupart du temps (ce qui la rend très appréciée du personnel), l’aide soignante n’arrive pas à la calmer. Elle appelle du renfort. Finalement ils réussissent à coucher Marcelle.
C’est la nuit ? Où suis-je ? Ce n’est pas mon lit ? Je suis seule. Où est mon époux. Je n’entends pas les enfants. Ce n’est pas ma maison. Depuis quand suis-je ici ? Pourquoi j’y suis ? Je ne me rappelle plus. Je suis si fatiguée. Je voudrai que tout cela s’arrête…


___


Ce texte est une fiction, mais qui se base sur des événements réellement vécus. En effet, Marcelle Philomène Assumel-Lurdin, épouse Astié, a vu sa mémoire partir en lambeau à la fin de sa vie (elle nous a quittés en 2013). Les griffes d’Alzheimer se sont refermées sur elle, comme sur son époux quelques années avant elle. C’étaient mes grands-parents. Comment a-t-elle vécu ses derniers temps ? Se rendait-elle compte ? En tout cas pour nous ce fut une double épreuve. Une pensée pour elle ainsi que pour ses enfants et les membres de notre famille toute entière, durement éprouvés, qu’elle a cessé petit à petit de reconnaître quand nous lui rendions visite…


samedi 7 octobre 2017

Projet Philomène #1 : Philomène Prost

Parti d’une remarque sur les réseaux sociaux (« on a tous une mémé Philomène »), le projet a pris corps : les descendants des « mémés Philomène » ont alors rédigés des billets racontant leur(s) Philomène(s). 
Sainte Philomène a été « mise à la mode » par le curé de St Jean d’Ars (Ain) en 1837 ; pour en savoir plus sur la sainte, voir ici grâce à l'article d'Antequam. Pour retrouver tous les billets des « mémés Philomène » écrits par les généablogueurs, cliquez ici ou ici pour les situer sur la timeline.
Dans mon arbre je compte deux Philomène, nées dans l’Ain aux XIX et XXème siècle : voici la première (qui est aussi la grand-mère de la Philomène #2).


Les trois enfants sont  là : Joseph (54 ans), Marie Félicie (47 ans) et Marie Virginie (42 ans). Ils trient les vêtements, les effets, les papiers. Philomène Prost, leur mère, a été mise en terre ce matin.

Un dialogue commence entre les trois « grands enfants » de la disparue :
- Quelle longue vie elle a eue : elle a quand même vécu 85 ans !  Je n’ai pas eu connaissance d’un membre de notre famille qui ait vécu aussi longtemps.
- En tout cas, elle fait sûrement partie des records, c’est sûr !
- Vous avez remarqué : papa et maman sont décédés le même jour, un 14 septembre, à 30 ans d’intervalle !
- Dire qu’elle est restée veuve pendant toutes ces années.
- Je n’avais que 12 ans quand papa est mort, fait remarquer Marie Virginie, la plus jeune. C’est curieux qu’elle ne se soit jamais remariée.
- Elle a été tellement affligée de son décès, qu’elle n’a pas eu la force d’aller le déclarer à la mairie : c’est notre oncle qui s’en est chargé.
- Oui, mais j’étais là, ajoute Joseph Hippolyte, l’aîné, et je me rappelle que le maire l’a qualifiée de « dame » dans cet acte.
- Tiens !
- Qu’est-ce que tu as trouvé ?
- Des vieux papiers : ici il y est mentionné une vente, en 1888 pour 726 francs, et deux acquisitions, datées de 1898 et 1909, pour une valeur de 615 francs, soit au total 1 071 francs.
- Tu sais à quoi ça correspond ?
- Non, pas vraiment. Il n’y a pas de détail ici.
- Oh ! Son acte de naissance : vous saviez qu’en fait elle s’appelait Marie Philomène ?
- Vraiment ? Mais on ne l’appelait que Philomène pourtant ! Je me rappelle même l’agent recenseur, lorsqu’il venait à la maison, il inscrivait bien « Philomène » seulement, et puis après la mort de papa c’était « Philomène veuve Gros [de son nom d’épouse], cultivatrice, chef de ménage ».
- C’est vrai !
- Elle a été aussi tisseuse et même ouvrière en soie, le saviez-vous ?
- Je ne sais pas pourquoi elle s’est mariée aussi tard : en février 1873 elle avait déjà 29 ans. Ce n’est pas tout jeune…
- Bah !moi aussi je me suis mariée à cet âge, réplique Marie Félicie !
- Oups ! ben moi, je n’avais que 24 ans… complète Marie Virginie.
- Elle attendait peut-être le retour de papa : souvenez-vous, pendant la campagne de 1870, il avait été fait prisonnier à Sedan, avec le 79e régiment de ligne où il était affecté. Il est resté 8 mois en captivité ! Le temps qu’il revienne, qu’il soit officiellement démobilisé et que le mariage soit conclu entre les familles, ça prend du temps.
- Je ne trouve pas de contrat de mariage dans ses papiers : je crois qu’il n’en n’a pas été fait.
- Oh ! Regardez : maman a signé son acte de mariage mais elle a inversé deux lettres : « Phiolmene » au lieu de « Philomène » !

Signature Philomène Prost, 1873 © AD01

- Ça  devait être l’émotion !
- Sur nos actes de mariage elle ne signait que « Prost » ajoutèrent en cœur les filles.
- Vous vous rendez compte quand même : elle est née sous la Monarchie de Juillet et le règne de Louis-Philippe, a connu successivement la Second République avec Louis Napoléon Bonaparte, le Second Empire avec Napoléon III, s’est mariée sous la Troisième République, a vécu sous 10 Présidents avant de s’éteindre sous le mandat de Gaston Doumergue !
- Et tous ces bouleversement de la société : les soubresauts politiques, mais aussi la Révolution industrielle, l’école obligatoire, la séparation des Églises et de l’État, les inventions comme la voiture, la Grande Guerre.
- Pourtant, il reste si peu de choses d’elle. Nous ne savons pas comment elle a vécu tous ces bouleversements, nous ne l’avons jamais questionné.
- Nous n’y avons même jamais pensé !
- Comme je le regrette aujourd’hui.
- Combien de fois je l’ai vue inquiète lorsque j’étais malade « de l’albumine » en 1912 [1] songea Marie Félicie.
- Elle s’inquiétait toujours.
- C’était une mère…
- Notre mère.


Marie Philomène Prost est née le 3 mars 1843 à Martignat (Ain). Elle a épousé Alphonse Élie Frédéric Gros le 22 février 1873 à Martignat et est décédée le 14 septembre 1928, toujours à Martignat. Ensemble ils ont eu trois enfants. Elle est mon sosa n°23, c'est-à-dire la grand-mère de ma grand-mère paternelle. Tous les détails mentionnés dans cette scène imaginaire sont issus des sources que j'ai pu trouver la concernant.


[1] L'albumine est la principale protéine du sang, soluble dans l'eau et fabriquée par le foie. Elle empêche la fuite de l'eau contenue dans le sang (plus précisément le plasma) vers les tissus, où elle est susceptible d'entraîner des œdèmes (collection d'eau dans les tissus). Un niveau inférieur à la normale d'albumine peut être un signe de maladie des reins ou du foie.